Une forte recrudescence des exactions
Pris en chasse par la police à qui il avait pourtant expliqué qu’il était dans la rue pour couvrir le confinement décrété par le gouverneur du Haut-Katanga, Tholi Totali Glody, journaliste pour Alfajari TV, l’une des chaînes phares de cette province de la République démocratique du Congo (RDC), est renversé délibérément de sa moto par les forces de l’ordre. Ce 24 mars 2020, le reportage du journaliste se termine à l’hôpital par la pose d’un plâtre sur sa jambe fracturée. Quelques jours plus tard, en Afrique du Sud, la reporter de News24 Azarrah Karrim filme elle aussi la mise en œuvre du confinement généralisé instauré par les autorités lorsqu’elle est visée par des tirs de balles en caoutchouc de la part des forces de sécurité. Lors du dépôt de sa plainte, les policiers s’en amusent entre eux : “Ils vous ont loupée ? Quel gâchis !”
Quand les journalistes ne sont pas physiquement pris à partie pour leur couverture de l’épidémie, ils sont très souvent arrêtés. Au Nigéria, Kufre Carter, journaliste pour XL 106.9 FM, une radio locale du sud-est du pays, est arrêté le 27 avril par le State Security Service (SSS), une unité normalement chargée de la sécurité intérieure et du contre-terrorisme. Accusé de conspiration et de diffamation, le reporter passera un mois en détention pour avoir critiqué la gestion de la crise sanitaire par les autorités locales. Au moment de la rédaction de ces lignes, Dieudonné Niyonsenga, qui dirige Ishema TV, une web télé rwandaise, demeure le seul journaliste africain emprisonné pour avoir “enfreint les règles du confinement”. Au moment de son arrestation, il couvrait les effets des mesures décidées par les autorités sur la population et enquêtait sur des allégations de viols qui auraient été commis par des soldats chargés de faire respecter le couvre-feu.
Pour éviter le pire, certains ont dû fuir. Eugene Dube, le rédacteur en chef du site d’information Swati Newsweek, a quitté l’Eswatini après avoir mis en cause la gestion de l’épidémie par les autorités. Dans la dernière monarchie absolue d’Afrique, toute critique du roi Mswati III peut être interprétée comme de la “haute trahison”, un crime passible de la peine de mort. Paul Nthoba, le directeur du journal communautaire sud-africain Mohokare News, s’est quant à lui réfugié au Lesotho après avoir été agressé et menacé par des policiers lors d’une opération menée pendant le confinement. C’est la première fois dans l’Afrique du Sud post-apartheid qu’un journaliste est contraint de fuir à l’étranger pour avoir exercé son métier.
Au plus fort de la crise, entre le 15 mars et le 15 mai 2020, le nombre d’agressions (23) et d’arrestations arbitraires (31) de journalistes en Afrique subsaharienne aura triplé par rapport à la même période en 2019 d’après les informations recueillies sur l’Observatoire 19. Cet outil lancé par RSF pour documenter les impacts de la pandémie sur le journalisme, a permis de recenser un total de 109 atteintes à la liberté de la presse depuis le début de la crise sanitaire sur le continent.
Sur les 48 pays d’Afrique subsaharienne, 29 sont concernés par au moins une violation de la liberté d’informer en lien avec ce sujet. Cependant, 38% des violations ont été enregistrées dans seulement trois pays : le Nigéria (15 cas), le Zimbabwe (14) et l’Ouganda (12).
Ensemble des atteintes à la liberté de la presse documentées par RSF en 2020
“Ce bilan est le sombre révélateur de la très grande hostilité et de la défiance dont ont été victimes les journalistes et médias africains, trop souvent perçus comme des ennemis plutôt que des alliés dans la lutte contre le coronavirus, déclare le responsable du bureau Afrique de RSF, Arnaud Froger. Face aux incertitudes et aux inconnues, de nombreux gouvernements ont opté pour la méthode forte, préférant les coups de matraque aux coups de crayon, et la censure aux enquêtes sur la réalité de l’épidémie. La répression, la rétention d’information et la criminalisation du journalisme ne peuvent pas constituer des réponses à la hauteur des enjeux considérables auxquels cette épidémie nous as confrontés. Nous appelons l’ensemble des pays du continent à tirer toutes les leçons de cette année de crise sanitaire, notamment sur le rôle plus que jamais indispensable joué par les journalistes dans l’accès à une information fiable et de qualité, en leur garantissant plus de liberté, de protection, de soutien financier, et un accès large et transparent aux informations publiques.”
Censure et hyper-contrôle de l’information
Dans certains pays, la crise sanitaire a aussi eu un rôle d’amplification des fortes menaces et contraintes qui pesaient déjà sur le journalisme avant l’épidémie. Depuis 2016, la Tanzanie, où le président John Magufuli vient d’être réélu pour un second mandat, a perdu 53 places au Classement mondial de la liberté de la presse (124e/180 pays). Dès le mois d’avril, le chef de l’Etat a décidé de ne plus communiquer d’information sur les contaminations dans le pays, tout en évoquant ouvertement dans ses discours la théorie d'un “complot de l’Occident”. Dans un contexte déjà fortement dégradé, où l’autocensure est devenue la règle pour éviter les ennuis, ce blackout de l’information a rendu la couverture de l'épidémie et de ses effets pratiquement impossibles pour les journalistes tanzaniens, comme l’avait dénoncé RSF dans une récente enquête. Plusieurs médias, dont Mwananchi, le premier quotidien d’information en Swahili du pays, ont été suspendus après des publications sur la Covid-19. D’autres ont dû présenter leurs excuses à l’antenne lorsque les informations diffusées sur ce sujet avaient déplu aux autorités.
Dans les pays où l’information indépendante est traquée, quand elle n’est pas officiellement interdite, le coronavirus n’aura pas échappé à la censure. Le régime du plus vieux président en exercice au monde, Teodoro Obiang, chef de l’Etat depuis plus de 40 ans en Guinée équatoriale, a ainsi décidé de suspendre “Buenos dias Guinea”, une émission de télévision populaire diffusée en espagnol sur RTV Asonga, la seule chaîne privée du pays, qui appartient au frère du président. Pour avoir ouvertement relaté les violences commises par les militaires dans le cadre du confinement, les sept journalistes du programme se sont retrouvés au chômage technique.
Des enquêtes qui dérangent
Lorsque les journalistes ont bravé la censure ou le manque de transparence en enquêtant sur la réalité de l’épidémie dans leur pays, ils se sont parfois exposés à d’importantes représailles. Début avril, dans l’océan Indien, Andjouza Abouheir, journaliste pour La Gazette des Comores, lève le voile sur un mystère qui interroge la population de l’archipel : le pays ne compte aucune contamination. Et pour cause, les échantillons prélevés sur les premiers cas suspects n’ont pas été analysés, selon l’enquête de la journaliste, dont les révélations provoquent l’ire des autorités. Ces dernières chercheront à identifier ses sources et menaceront même de la poursuivre pour avoir diffusé des informations sans passer par les “canaux officiels”.
Ces menaces n’ont pas été mises à exécution, mais d’autres n’ont pas échappé à la prison après leurs révélations. Au Zimbabwe, le journaliste d’investigation Hopewell Chin’ono a passé près de six semaines derrière les barreaux. Officiellement poursuivi pour un tweet qui mentionnait une future manifestation prévue fin juillet contre la corruption, il venait de couvrir une affaire de surfacturation de matériel médical destiné à la lutte contre la Covid-19, impliquant plusieurs proches du pouvoir et ayant provoqué la démission du ministre de la Santé.
En RDC, la prudence a parfois confiné à l’autocensure. “Des informations concernant des détournements de deniers publics destinés à lutter contre le coronavirus ont circulé dans les rédactions”, témoigne Tshivis Tshivuadi, le secrétaire général de Journaliste en danger (JED), une organisation congolaise de défense de la liberté de la presse partenaire de RSF. “Mais les journalistes qui se seraient aventurés à publier ces informations se seraient exposés à des poursuites.” La loi congolaise sur les médias, qui date de 1996, prévoit toujours des peines d’emprionnement, voire la peine capitale pour certains délits commis par voie de presse.
Mesures d’urgence et lois liberticides
Alors que la décriminalisation des faits de presse reste un objectif loin d’être atteint sur le continent, plusieurs pays ont cédé à la tentation de passer des lois liberticides et répressives. Sans lutter efficacement contre la circulation de la désinformation et des nombreuses théories fantaisistes ou complotistes qui ont circulé sur ce sujet, ces textes risquent en revanche de faire peser de lourdes menaces sur l’exercice du journalisme, surtout s’ils survivent à la crise sanitaire. En mars, l’Afrique du Sud a ainsi amendé sa loi sur la gestion des catastrophes naturelles, qui prévoit désormais jusqu’à six mois de prison pour la diffusion de fausses nouvelles.
La Tanzanie, pays africain ayant le plus durci son arsenal législatif pendant cette période, a publié en juillet un nouveau règlement réduisant drastiquement la liberté d’informer. Il est désormais interdit, entre autres, de publier des contenus proposant “des informations relatives à l'apparition d'une maladie mortelle ou contagieuse dans le pays ou ailleurs sans l'approbation des autorités”. Tout contrevenant s’expose à des peines pouvant aller jusqu’à un an de prison et 1 700 euros d’amende. Quelques semaines plus tard, les médias tanzaniens recevaient également l’interdiction de diffuser tout contenu étranger sur leur plateforme sans autorisation préalable du gouvernement.
Des médias exsangues, une menace existentielle pour l’information indépendante
Ultime conséquence de la crise sanitaire, et peut-être la plus grave pour le journalisme en Afrique, l’écosystème de l’information, déjà particulièrement fragile, n’a sans doute jamais été aussi ébranlé. Au Sénégal, un rapport commandé par le Conseil des éditeurs et diffuseurs de presse (CDEPS) a évalué les pertes de revenus à 70 % pour la presse écrite, 54 % pour les télévisions et 40 % pour les radios et sites d’information du pays au cours des quatre premiers mois de l’épidémie. D’un bout à l’autre du continent, le constat est alarmant. “300 emplois de journalistes ont été supprimés, la pagination de la presse a fortement diminué et certains médias audiovisuels ont remplacé les programmes d’information par des émissions musicales”, résume Eric Oduor, le secrétaire général du syndicat des journalistes kényans. Au Nigeria, certains journalistes sont même devenus éleveurs de poulets ou cultivateurs pour s’assurer un complément de revenu leur permettant de subvenir à leurs besoins.
Les aides publiques sont restées rares et insuffisantes, comme l’ont dénoncé une vingtaine de propriétaires de journaux camerounais, qui ont décrété une “journée sans presse” le 4 mai dernier. Neuf des dix revendications à l’origine de cette mobilisation concernaient la fragilité économique du secteur, accentuée par la crise sanitaire et l’absence de soutien des autorités.
“Avec cette crise sanitaire, la soutenabilité des médias n'apparaît plus seulement comme l’un des enjeux majeurs pour l’avenir du débat public et des sociétés démocratiques mais comme une condition indispensable pour assurer le droit à l'information, déclare le directeur du bureau Afrique de l’Ouest de RSF, Assane Diagne. Cette crise sanitaire fait peser une menace existentielle sur la production d’information indépendante en Afrique. Cela implique de repenser l'écosystème des médias sur un continent où les soutiens publics sont trop rares et où une grande partie des revenus générés par le journalisme est accaparé par les géants du web.”
En Afrique du Sud, où le secteur de l’information a payé l’un des plus lourds tributs de la crise économique entraînée par l’épidémie, le forum des éditeurs de presse (Sanef) a dénombré près de 700 journalistes ayant perdu leur emploi et la disparition d’environ 80 publications. “Ces ravages sont sans précédent par leur ampleur”, estime Sbu Ngalwa, le président de cette organisation, joint par RSF. “Il sera sans doute impossible de s’en remettre complètement, mais nous ne voulons pas appartenir à la génération qui a laissé mourir les médias.”