Jakob Hafele est cofondateur, directeur exécutif et économiste principal du ZOE Institute
Le bras de fer électoral quinquennal pour l’obtention de sièges au Parlement européen étant désormais terminé, il est nécessaire que les dirigeants politiques européens passent sans tarder de cet exercice de compétition les uns contre les autres à une démarche de soutien à la compétitivité mondiale de l’Europe. Alors que l’Europe a désespérément besoin de renforcer sa puissance industrielle collective, les divisions et rivalités internes y font obstacle depuis trop longtemps, et la liste des priorités intergouvernementales confirme combien ce thème importera pour l’Union européenne dans les années à venir.
Bien que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ait été nommée par les chefs d’État pour un nouveau mandat (sous réserve de l’approbation du Parlement nouvellement élu), son bilan en matière de politique industrielle se révèle insuffisant. Pour renforcer la compétitivité industrielle de l’Europe sous son mandat renouvelé, la présidente de la Commission européenne va devoir mobiliser par-delà les frontières nationales et les clivages politiques.
En l’état actuel des choses, les grandes industries essentielles à la transition écologique sont dominées par la Chine, dont les exportations de véhicules électriques ont augmenté de 70 % depuis 2022, et qui produit aujourd’hui 86 % des panneaux solaires photovoltaïques à l’échelle mondiale. Les règles du jeu sont toutefois en train de changer rapidement. Le président américain Joe Biden a récemment imposé des droits de douanes de 100 % sur les véhicules électriques chinois, et sa loi historique sur la réduction de l’inflation allouera jusqu’à 1 000 milliards $ à l’investissement dans la production d’énergie propre domestique d’ici 2032.
L’UE répond de son côté avec lenteur et timidité. Bien que le Net-Zero Industry Act ait constitué un premier pas encourageant, cette loi manque d’ambition et de ressources par rapport à ses équivalentes américaine et chinoise, et elle expose par conséquent l’UE à un risque de retard dans plusieurs secteurs clés. De nouvelles taxes douanières sur les véhicules électriques chinois constituaient la seule véritable option pour l’UE dans le climat géopolitique actuel. Pour autant, les mesures protectionnistes isolées de ce type ne suffiront pas pour assurer une compétitivité à long terme.
Une partie fondamentale du problème réside dans le fait que l’Europe fonctionne à deux vitesses. Ses grandes puissances économiques renforcent simultanément leurs bases industrielles traditionnelles, et investissent dans de nouvelles industries vertes, pendant que le potentiel économique de régions moins développées demeure largement inexploité. Ceci vaut pour des pays entiers, mais également pour des régions au sein d’États membres.
Cette répartition géographique des industries s’explique non pas par le potentiel économique, mais par la puissance budgétaire des États membres. Entre mars 2022 et juin 2023, l’Allemagne et la France ont représenté une proportion spectaculaire de trois quarts des aides d’État allouées au sein de l’UE, de nombreux autres pays éprouvant des difficultés à soutenir quelque industrie que ce soit. Résultat, les entreprises se concentrent dans des zones déjà prospères, plutôt que dans celles qui revêtirait le plus de logique stratégique.
Cette situation entraîne d’importantes inefficiences. Songez par exemple que 60 % de l’approvisionnement énergétique solaire de l’Europe provient de pays du nord, moins ensoleillés que d’autres – la plus forte capacité photovoltaïque se situant en Allemagne. L’implantation d’installations de production verte dans les régions présentant le plus de potentiel économique favoriserait non seulement la compétitivité globale de l’Europe, mais apporterait également emplois et investissements à des régions en cruel manque de vitalité économique.
En ce que concerne par exemple l’acier européen, les pans les plus énergivores de la chaîne de valeur régionale pourraient être relocalisés dans les régions bénéficiant de l’énergie la moins coûteuse, ce qui permettrait de réduire les prix. L’industrie sidérurgique européenne et tous les secteurs en aval deviendraient plus compétitifs en termes de coûts, et les régions économiquement plus faibles et stagnantes bénéficieraient d’une modernisation, d’emplois et de nouveaux investissements. À travers une approche coordonnée d’identification et de capitalisation sur les avantages régionaux en termes de capacités d’énergie renouvelable, de disponibilité et de compétences de la main-d’œuvre, ainsi que d’autres facteurs de coûts, les secteurs essentiels à la transition pourraient devenir plus compétitifs.
Par ailleurs, les forces uniques de plusieurs régions au sein de l’UE demeurent insuffisamment exploitées. Le succès de la « vallée des pompes à chaleur », qui s’étend sur la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque, constitue un excellent exemple de ce que les pôles régionaux d’innovation et de production peuvent accomplir. Pour saisir cette opportunité, les acteurs et dirigeants politiques doivent cependant prendre conscience de la valeur d’une approche européenne unifiée. Face à l’envergure des industries américaines et chinoises, aucun État membre ne peut espérer réussir seul dans l’actuel paysage industriel international en pleine transformation.
Bien que les industries vertes soient vouées à dominer les marchés à l’avenir, les technologies nécessaires ne permettent pas à ce jour aux investisseurs d’atteindre la rentabilité. Environ 60 % des investissements nécessaires pour rendre l’UE neutre en carbone d’ici 2050 manquent de viabilité économique à court terme. Un soutien de la part de l’État sera nécessaire pour combler ce fossé jusqu’à ce que ces technologies soient suffisamment matures pour pouvoir rivaliser seules, et les gouvernements doivent faire en sorte que les entreprises européennes puissent bénéficier d’infrastructures adéquates ainsi que de travailleurs qualifiés.
Le succès de la Facilité pour la reprise et la résilience, instrument de 723 milliards € mis en place après la pandémie, démontre que l’UE est capable de fournir une aide financière ciblée. À l’échelle de l’UE, un fonds de soutien aux industries dans des régions stratégiquement déterminées pourrait permettre à ces économies de finalement prospérer sans l’aide de l’État. Par ailleurs, en conditionnant ces subventions aux avancées accomplies (selon divers critères sociaux et environnementaux), les dépenses inefficaces pourraient être réduites au minimum, et l’amélioration de la compétitivité être quasiment garantie.
En effet, un soutien ciblé et conditionné aux avancées, à l’appui des localités à fort potentiel, peut constituer la base d’une politique industrielle unifiée au niveau de l’UE. Une stratégie paneuropéenne peut renforcer la cohésion économique, créer des emplois d’avenir dans plusieurs régions laissées pour compte, et briser la dépendance à certaines trajectoires inefficientes. Les centres industriels actuels bénéficieraient également de cette approche, dans la mesure où la relocalisation d’une part de la production vers des régions aux coûts avantageux réduirait le coût de leurs propres intrants.
À travers un changement de mentalité, consistant à en finir avec les rivalités internes ainsi qu’à tirer parti du potentiel inexploité de l’Europe, les dirigeants de l’UE peuvent conférer à l’industrie européenne ce dont elle a besoin pour propulser le continent vers un avenir prospère et durable.
Jakob Hafele est cofondateur, directeur exécutif et économiste principal du ZOE Institute, un think tank indépendant axé sur les économies du futur.
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