LONDRES – Ces trois dernières années, le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite (PIF) a signé des accords avec plusieurs multinationales pour la construction de nouvelles usines de fabrication au sein du Royaume. Par le passé, et malgré une richesse pétrolière suffisante pour attirer les acteurs mondiaux, les tentatives de politique industrielle de ce type n’ont jamais porté leurs fruits. Le résultat sera-t-il différent cette fois-ci ?
Plusieurs signaux semblent indiquer une réponse positive à cette question, compte tenu de multiples facteurs parmi lesquels l’amélioration des capacités et infrastructures de l’État, ou encore la baisse du coût des énergies renouvelables. Sans doute plus important encore, les monarchies du Golfe comprennent et façonnent de mieux en mieux un paysage géopolitique en pleine évolution, avec pour objectif de se faire une place sur les chaînes de valeur mondiales, qui sont de plus en plus contestées en raison de la montée en puissance de grands blocs rivaux.
Les entreprises chinoises ne sont pas les seules à avoir commencé à pénétrer la région. Aux Émirats arabes unis, Microsoft a récemment conclu un accord de 1,5 milliard $ pour investir dans l’entreprise technologique étatique G42, de même que le constructeur naval italien Fincantieri a formé une coentreprise avec le conglomérat émirati de technologie et de défense EDGE Group pour exporter des navires de guerre vers des partenaires non membres de l’OTAN.
Ces évolutions interviennent dans un contexte au sein duquel les États de la région sont devenus de prolifiques entrepreneurs – un phénomène particulièrement visible en Arabie saoudite et aux ÉAU. Visant l’industrialisation et la modernisation via un modèle de capitalisme d’État, les fonds souverains nationaux ont créé ou acquis plusieurs dizaines d’entreprises dans divers secteurs, qui sont devenues les partenaires privilégiés des acteurs industriels étrangers désireux de s’implanter dans le Golfe. Les vastes ressources et capacités fournies par l’État ont créé une multitude de nouvelles opportunités. Il reste néanmoins à savoir si la discipline de marché sera suffisante pour que puisse être établie durablement une stratégie industrielle axée sur les exportations.
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Parallèlement à l’expansion de ce modèle de capitalisme d’État, l’évolution du paysage géopolitique actuel peut offrir de nouvelles opportunités. La multipolarité et la montée en puissance de blocs alternatifs tels que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, et cinq autres économies émergentes) confèrent davantage de pouvoir de négociation à des puissances moyennes relativement autonomes, tels que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ce qui leur permet de s’imposer sur des chaînes de valeur mondiales qui étaient auparavant hors de leur portée. Si la monnaie des BRICS et la dédollarisation d’une partie des échanges commerciaux du Golfe avec la Chine se limitent pour l’heure à des idées, ces discussions illustrent l’évolution de vents géopolitiques.
Cette dynamique nouvelle s’observe dans les négociations commerciales entre le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et plusieurs entités telles que l’Union européenne et le Royaume-Uni, dans les efforts fournis pour attirer la finance mondiale, la technologie et le sport vers la région, ou encore dans les relations économiques avec la Chine – plus important partenaire commercial du CCG. La récente organisation de discussions préliminaires en Arabie saoudite entre diplomates américains et russes constitue l’un des signes précoces du rôle central que les pays du Golfe aspirent à jouer au cours du second mandat du président américain Donald Trump.
Ces changements dans le système international, en parallèle d’une stratégie industrielle plus musclée visant à attirer les multinationales, font rapidement évoluer certaines situations. Il y a encore quelques années, en 2019, Toyota avait publiquement refusé d’investir dans une usine de fabrication en Arabie saoudite après de longues discussions, invoquant les coûts élevés de la main-d’œuvre, l’étroitesse du marché intérieur et l’absence de chaîne d’approvisionnement locale
. Depuis, la diminution des coûts des énergies propres, l’automatisation, le faible coût du capital et la fragmentation géo-économique ont permis à la côte ouest de l’Arabie saoudite d’émerger en tant que nouveau pôle mondial des véhicules électriques. Désormais, Foxconn, Hyundai et Lucid investissent dans des installations de fabrication destinées à desservir les marchés du Golfe, d’Afrique et d’Europe.
De même, Microsoft investit aux ÉAU, et Lenovo a récemment inauguré un site de production en Arabie saoudite. Intervient également un accroissement substantiel des engagements d’investissement dans les infrastructures numériques de la région, notamment dans les centres de données écologiques, grâce au faible coût de l’énergie solaire, à l’abondance des terrains, ainsi qu’à une connectivité à faible latence avec une multitude de marchés.
Après des débuts hésitants, les énergies renouvelables sont aujourd’hui déployées à un rythme rapide dans la majeure partie de la région. Cette tendance permet aux pays du Golfe de localiser d’importantes parties de ces chaînes de valeur. D’ores et déjà, deux des plus grands fabricants de panneaux solaires au monde – les sociétés chinoises LONGi et JinkoSolar – prévoient d’installer des lignes d’assemblage en Arabie saoudite, en partenariat avec le PIF. Par ailleurs, l’expansion d’énergies renouvelables peu coûteuses renforce l’argument en faveur d’une stratégie de production d’hydrogène vert axée sur les exportations. La plus vaste installation de ce type au monde devrait entrer en service dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite en 2026, les ÉAU et le Sultanat d’Oman prévoyant d’accueillir des projets d’envergure comparable.
La course à l’IA accentuant l’importance d’énergies propres, de capitaux et de terrains peu coûteux, les dirigeants politiques du Golfe ont su affiner leurs stratégies industrielles. Si la guerre commerciale venait à s’emballer, ils pourraient réduire leur champ d’action encore davantage. Si la Chine entendait procéder à des investissements manufacturiers dans le Golfe pour continuer de vendre ses biens sur des marchés fermés aux exportations chinoises directes, les gouvernements de la région jouiraient d’un poids important dans les négociations. Les tensions commerciales entre grandes puissances rivales – mais également amies, semble-t-il – auront tendance à bénéficier aux marchés d’envergure intermédiaire, disposant d’abondants capitaux et infrastructures, même s’ils ne sont pas toujours les plus compétitifs en termes de coûts.
Le fait de miser sur ce type de stratégie industrielle n’est toutefois pas sans risque. À l’échelle mondiale, il est encore difficile de se prononcer sur la réussite des dernières politiques industrielles à la mode. Il n’est pas impossible que les États-Unis et l’Europe prennent des mesures pour empêcher les produits chinois d’entrer sur leurs marchés, même s’ils sont fabriqués en dehors de Chine. Par ailleurs, certains pays du Golfe procèdent à de si nombreuses expérimentations que leurs capitaux et leurs effectifs managériaux sont mis à rude épreuve. Il n’en demeure pas moins que les mois et les années à venir pourraient représenter la meilleure opportunité dont la région ait jamais bénéficié pour développer un modèle de croissance viable dans la perspective de l’après-pétrole.
Faris Al-Sulayman est cofondateur de Haala Energy. Steffen Hertog, professeur de politique comparée à la London School of Economics, est coauteur (avec Diego Gambetta) de l’ouvrage intitulé Engineers of Jihad : The Curious Connection Between Extremism and Education (Princeton University Press, 2017).
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