LE CAIRE – Longtemps assaillie par des problèmes structurels et politiques qui ont entraîné une faible croissance, une forte inflation, un taux de change désaligné, ainsi que des niveaux inquiétants de chômage et de pauvreté, l’Égypte a récemment évité une crise économique totale.
Peu de temps après les perturbations causées par la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine, l’économie égyptienne a été ébranlée par la guerre qui a éclaté entre Israël et le Hamas en octobre 2023. La guerre de Gaza a en effet profondément entamé les revenus de change de l’Égypte, les recettes issues des frais de péage et de transit dans le canal de Suez ayant chuté de 60 % en 2024, ce qui représente une perte de 7 milliards $. Les investisseurs se sont par conséquent montrés moins enclins à répondre aux importants besoins de financements extérieurs de l’Égypte, qui, d’après les prévisions du Fonds monétaire international, devraient s’élever à environ 40 milliards $ pour l’exercice 2023-2024.
Pour l’heure, l’aide financière en provenance du FMI, de la Banque mondiale, de l’Union européenne, des Émirats arabes unis et d’autres entités a permis à l’économie égyptienne de s’éloigner du précipice. Une partie de cette aide était conditionnée à des réformes politiques telles que l’abandon du système intenable de taux de change fixe du pays, ainsi que la modification des règles en matière de subventions et d’impôts. Sans doute plus important encore, le gouvernement égyptien a été contraint de desserrer son emprise sur plusieurs secteurs clés de l’économie. L’armée, en particulier, est propriétaire de vastes étendues de territoire, supervise des projets de construction, et bénéficie d’un accès privilégié aux financements ainsi que d’exonérations fiscales.
Comme Ruchir Agarwal et moi-même l’avons souligné dans une récente publication politique de l’Institut Peterson d’économie internationale, la crise de 2023-2024 est seulement le chapitre le plus récent d’une longue série d’épisodes survenus depuis 1956, au cours de laquelle des puissances extérieures ont aidé l’Égypte à éviter un véritable effondrement économique. La principale raison de cet afflux d’aide réside dans l’intérêt de la communauté internationale à assurer la stabilité économique et sociale de l’Égypte dans un contexte de conflits régionaux et d’incertitudes géopolitiques – autrement dit, le pays est trop stratégique pour être abandonné à la dérive. Cette aide financière extérieure présente néanmoins l’inconvénient de permettre à l’Égypte d’éviter d’avoir à entreprendre les profondes réformes structurelles nécessaires au développement d’un solide secteur privé axé sur les exportations.
L’économie égyptienne est traditionnellement tournée vers l’intérieur, contrôlée par l’État et fortement réglementée, ce qui a donné naissance à de grandes entreprises publiques, mais également à un clientélisme généralisé. Afin de préserver la stabilité sociale et de lutter contre le chômage des jeunes, l’État a accordé des subventions considérables, malheureusement mal ciblées, relatives aux produits alimentaires et au carburant, et créé des effectifs pléthoriques dans le secteur public. Ces dépenses massives, associées à une épargne nationale insuffisante, ont entraîné des déficits budgétaires et des déséquilibres extérieurs, auxquels les responsables politiques ont réagi en recourant massivement à la dette extérieure et intérieure, ainsi qu’en dilapidant les réserves de la banque centrale pour fixer ou stabiliser le taux de change.
Le nouveau programme du FMI a produit un certain nombre de résultats positifs. Le système égyptien de taux de change a été réformé ; l’inflation, bien que toujours élevée (24 % en décembre 2024), a ralenti ; et le ratio dette/PIB a diminué (restant toutefois élevé lui aussi, à un niveau de 89 % pour l’exercice 2023-2024).
En revanche, d’importantes réformes de la gouvernance économique, notamment l’assouplissement du contrôle de l’armée sur l’économie, la cession d’actifs publics, ou encore l’amélioration de la gestion d’un vaste système de sociétés étatiques, n’ont pas encore été entreprises. L’Égypte demeure par conséquent exposée à un risque de troubles politiques et économiques. Le FMI a réduit de 4,1 % à 3,6 % les prévisions de croissance du pays pour 2025, et revu ses exigences à la baisse quant à la trajectoire d’ajustement budgétaire prévue par son programme. Les données les plus récentes de la banque centrale égyptienne indiquent que la balance des paiements a enregistré un déficit de 991 millions $ sur la période de juillet à septembre 2024, contre un excédent de 229 millions $ sur la même période en 2023.
Le mécontentement de la population est palpable, non seulement en raison de perspectives de croissance plus faibles, mais également d’une inflation élevée, de moindres subventions relatives aux produits alimentaires et au carburant, ainsi que d’une répression politique persistante. Il règne un manque de confiance général dans la volonté et la capacité du gouvernement à réformer l’économie, ainsi qu’à lutter contre le clientélisme et la corruption. Après le récent effondrement de la dictature de Bachar el-Assad en Syrie, les autorités égyptiennes ont renforcé la répression de l’expression politique, par crainte d’un soulèvement similaire. La colère qui frémit dans l’opinion publique pourrait bientôt entrer en ébullition. Le Printemps arabe n’est peut-être pas terminé.
Plusieurs risques extérieurs importants interviennent également. Premièrement, même en cas de cessez-le-feu dans la bande de Gaza, une grande partie de la population gazaouie pourrait être contrainte de s’installer dans la péninsule du Sinaï. Le président américain Donald Trump a récemment préconisé cette relocalisation, une suggestion que le gouvernement égyptien a toutefois rapidement rejetée, tant les conséquences seraient sérieuses pour l’Égypte, parmi lesquelles un potentiel vent nouveau dans la voilure des Frères musulmans, ce qui provoquerait quasiment à coup sûr une réponse répressive de la part de l’armée égyptienne. Par ailleurs, l’Égypte accueillant déjà 1,2 million de réfugiés soudanais, un afflux de Palestiniens gazaouis accentuerait la pression sur les ressources et les infrastructures du pays.
Deuxièmement, l’aide financière internationale, notamment en provenance des pays du Golfe, est motivée par des considérations géopolitiques, et pourrait par conséquent ne pas durer. Le FMI demeurera probablement prié par ses principaux actionnaires de continuer de soutenir l’Égypte. Ces actionnaires pourraient néanmoins conditionner le soutien du Fonds à la relocalisation des habitants de Gaza dans le Sinaï, ou à la réduction du rôle de l’armée dans l’économie ; si le gouvernement égyptien ne respectait pas ces conditions, le robinet pourrait être coupé. En tout état de cause, il serait difficile de répondre aux besoins de financement de l’Égypte en cas de guerre des droits de douane, de hausse des taux d’intérêt mondiaux, ou d’appréciation continue du dollar.
Le risque de retour d’une crise généralisée assombrit l’horizon économique et politique de l’Égypte. Un nouveau ralentissement pourrait avoir de graves conséquences pour l’ensemble du Moyen-Orient, compte tenu des actuels conflits et tensions géopolitiques dans la région. S’il est nécessaire que la communauté internationale maintienne son soutien financier à l’Égypte, il est tout aussi essentiel – voire plus important encore – que les autorités égyptiennes soient exhortées à mettre en œuvre des réformes économiques et de gouvernance attendues de longue date.
Adnan Mazarei, ancien directeur adjoint du Fonds monétaire international, est chercheur principal non résident à l’Institut Peterson d’économie internationale.
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